En 1934, Simone Weil publiait Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, ouvrage où elle se livre à une critique de la société alors en pleines turbulences économiques. Non seulement ses propos résonnent de manière étonnante avec le présent, mais ils gagnent en poids à cause des nombreuses comparaisons qui ont pu être faites entre la crise des subprimes et celle de 1929.
Un constat actuel, ou presque
Commençons par le constat que dresse Simone Weil au début de son essai : « la période présente est de celles où tout ce qui semble normalement constituer une raison de vivre s’évanouit, où l’on doit, sous peine de sombrer dans le désarroi ou l’inconscience, tout remettre en question. […] Le travail ne s’accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu’on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu’on en jouit, bref une place. »
Jusqu’ici, qui pourrait croire que ces phrases furent écrites il y a plus que 80 ans ? Juste après, une différence émerge et non des moindres : « les chefs d’entreprise eux-mêmes ont perdu cette naïve croyance en un progrès économique illimité qui leur faisait imaginer qu’ils avaient une mission. Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au lieu du bien-être il n’a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre ; au reste les innovations techniques ne sont plus admises nulle part, ou peu s’en faut, sauf dans les industries de guerre. » Aujourd’hui, le progrès technique reste au sommet de sa gloire, il est même vu comme le seul sauveur potentiel de crises à répétition.
« L’expérience montre que nos aïeux se sont trompés en croyant à la diffusion des lumières, puisqu’on ne peut divulguer aux masses qu’une misérable caricature qui, loin de former leur jugement, les habitue à la crédulité. […] Enfin la vie familiale n’est plus qu’anxiété depuis que la société s’est fermée aux jeunes. […] Nous vivons une époque privée d’avenir. L’attente de ce qui viendra n’est plus espérance, mais angoisse.» Bien que le chômage des jeunes soit le plus élevé, la famille du XXIème siècle, contrairement à celle des années 30, s’est érigée comme le dernier rempart contre la désintégration sociale.
Critique du marxisme
Après cette introduction percutante, Simone Weil entame une analyse critique du marxisme et des révolutions. « La tâche essentielle des révolutions consiste essentiellement dans l’émancipation non pas des hommes mais des forces productives ». Elle effectue le parallèle entre le sens matériel de l’histoire et la Bible : « la technique actuelle, une fois libérée des formes capitalistes de l’économie, peut donner aux hommes, dès maintenant, assez de loisir pour leur permettre un développement harmonieux de leurs facultés, et par suite faire disparaître dans une certaine mesure la spécialisation dégradante établie par le capitalisme ; jusqu’à ce que l’humanité atteigne enfin un état à proprement parler paradisiaque, où la production la plus abondante coûterait un effort insignifiant, où l’antique malédiction du travail serait levée, bref où serait retrouvé le bonheur d’Adam et d’Eve avant leur faute ».
Elle ne s’arrête pas à des considérations purement philosophiques, mais développe les paradoxes économiques matériels relatifs au besoin illimité de croissance : « il suffit que le rendement de l’effort humain ait augmenté d’une manière inouïe depuis trois siècles pour qu’on s’attende à ce que cet accroissement se poursuive au même rythme ». « Or, ce travail ne devient pas nécessairement moindre à mesure que le temps passe ; actuellement, c’est même le contraire qui se produit pour nous, puisque l’extraction de la houille et du pétrole devient sans cesse et automatiquement moins fructueuse et plus coûteuse. » Un peu plus loin : « les hommes se reproduisent, non le fer ».
Simone Weil, par ce constat, n’a pas moins de 40 ans d’avance sur les rédacteurs du rapport Meadows ! Mais elle a encore un peu plus d’avance que cela : « si l’on pouvait concevoir des conditions de vie ne comportant absolument aucun imprévu, le mythe américain du robot aurait un sens, et la suppression complète du travail humain par un aménagement systématique du monde serait possible. Mais ce n’est pas le cas non plus, et jamais aucune technique ne dispensera les hommes de renouveler et d’adapter continuellement, à la sueur de leur front, l’outillage dont ils se servent », n’en déplaise aux scénaristes de Terminator qui n’ont apparemment pas lu ce livre.
Analyse de l’oppression
Le marxisme n’ayant pas produit un système meilleur que le capitalisme, Simone Weil prend de la hauteur pour étudier les mécanismes de l’oppression. Elle évoque par exemple la notion de moindre mal: « car tant qu’on n’a pas défini le pire et le mieux en fonction d’un idéal clairement et concrètement conçu, puis déterminé la marge exacte des possibilités, on ne sait pas quel est le moindre mal, et dès lors on est contraint d’accepter sous ce nom tout ce qu’imposent effectivement ceux qui ont en main la force, parce que n’importe quel mal réel est toujours moindre que les maux possibles que risque toujours d’amener une action non calculée ».
Elle insiste aussi sur la division du travail rendant les hommes dépendants les uns des autres à un niveau encore jamais connu. Si le développement économique permet de s’affranchir d’un assujettissement à la nature, il enlève à l’homme « le contact immédiat avec les conditions de sa propre existence […]. Bref, l’homme semble passer par étapes, à l’égard de la nature, de l’esclavage à la domination. En même temps, la nature perd graduellement son caractère divin, et la divinité revêt de plus en plus forme humaine. Au lieu d’être harcelé par la nature, l’homme est désormais harcelé par l’homme. »
Puisque l’oppression s’exerce entre les hommes, il s’en trouve forcément quelques-uns pour dominer : « le prêtre dispose alors, bien que ce soit seulement par une fiction, de toutes les puissances de la nature, et c’est en leur nom qu’il commande. Rien d’essentiel n’est changé lorsque ce monopole est constitué non plus par des rites, mais par des procédés scientifiques, et que ceux qui le détiennent s’appellent, au lieu de prêtres, savants et techniciens ».
Bien que certains hommes s’arrogent le pouvoir, personne n’échappe à la domination : c’est dans la mesure où ceux qui commandent sont asservis que ceux qui obéissent le sont eux aussi. De plus, il existe une dynamique entre puissances rivales : « un pouvoir quel qu’il soit, doit toujours tendre à s’affermir à l’intérieur au moyen de succès remportés au-dehors, car ces succès lui donnent des moyens de contrainte plus puissants ; de plus, la lutte contre ses rivaux rallie à sa suite ses propres esclaves, qui ont l’illusion d’être intéressés à l’issue du combat ». Ces luttes incessantes font « qu’il n’y a jamais pouvoir, mais seulement course au pouvoir ».
Revenant par la suite sur le caractère limité des ressources matérielles et du développement technique, Simone Weil souligne une contradiction aujourd’hui devenue réalité depuis le pic pétrolier : « Telle est la contradiction interne que tout régime oppressif porte en lui comme un germe de mort ; elle est constituée par l’opposition entre le caractère nécessairement limité des bases matérielles du pouvoir et le caractère nécessairement illimité de la course au pouvoir ».