Après la montée du Front National dans les sondages puis les attaques républicaines contre la tentative de dédiabolisation entamée par Marine Le Pen, après les insultes racistes envers Christiane Taubira, voici une nouvelle controverse sociale avec Dieudonné et Manuel Valls comme protagonistes principaux. Analysons pourquoi et comment ce phénomène de société attise autant les passions, rend si difficile la prise de distance.
Un phénomène d’ampleur
Jusqu’à l’interdiction des spectacles de l’ « humoriste » (la censure publique commence à interdire de le présenter ainsi), je n’avais pas spécialement envie de commenter les évènements, ceux-ci s’inscrivant pour moi dans la continuité de ce que j’avais déjà écrit à propos du Front National. Le moral des citoyens dépendant de la croissance, il est mauvais, et comme elle ne revient pas, il faut trouver des responsables (l’Europe dans le cas du FN), du moins un exutoire, les juifs constituant une cible classique historiquement. Nous pouvons remonter au XIème siècle pour déceler les prémisses de l’antijudaïsme avec le moine Raoul Glaber qui les accusa de comploter contre le Saint-Sépulcre. La première expulsion des juifs du royaume de France intervint sous Philippe-Auguste.
Cependant, l’ampleur qu’a pris le phénomène Dieudonné jusqu’à son interdiction montre qu’une étape supplémentaire dans la violence intérieure a été franchie. Serait-ce uniquement parce qu’il aurait nié la Shoah ? En cherchant un peu, je n’ai trouvé une négation réelle de la Shoah que dans les propos de Roger Garaudy dont Dieudonné fut proche. De même qu’Alain Soral son mentor, Dieudonné dénonce avant tout son « instrumentalisation ». « Pourquoi cette hypertrophie dans la communication d’une souffrance et cette négation dans d’autres ? »
Désillusion républicaine et haine des juifs
Dans une interview donnée à une chaîne de télévision iranienne en 2010, il explique ses motivations antisionistes : « Eh bien, moi, ça a commencé tout simplement avec la compétition publique – la République qui n´est pas égale avec tous ses enfants. Ce que je veux dire, c´est qu´en France, par exemple, on commémore uniquement une souffrance qui concerne la Shoah. Les autres souffrances de l´humanité dues à l´injustice ne sont jamais évoquées. Par exemple, l´esclavage dans les colonies françaises, la guerre d´Algérie, et de nombreux autres événements, ne sont jamais mentionnés.
Le lobby sioniste impose une compétition de forces inégales, une hiérarchie dans la souffrance des différentes communautés, ce qui est absolument obscène. Mais cela n´est pas surprenant, venant d´un type de personnes dotées d´un caractère immoral ou injuste, vulgaires et médiocre sur le plan philosophique. Mais aujourd´hui, ils prennent la France en otage, et nous sommes entre les mains de ces ignares, qui se sont eux-mêmes organisés et regroupés en mafia, et dirigent le pays qui mérite mieux, évidemment, que ses dirigeants aujourd´hui.»
Un commentaire de texte s’impose : « la République qui n’est pas égale avec tous ses enfants ». L’image évoque celle d’un dieu féminin que serait la République et dont ne serions les enfants. Le combat de Dieudonné part donc d’une frustration qu’il n’est certainement pas le seul à éprouver, d’une réaction envers la République qu’il ne considère plus comme un objet de respect, voire de culte.
La dénonciation ensuite d’une hypertrophie de la Shoah correspond à une réalité qui peut être vécue par de nombreuses personnes comme une interrogation sans réponse de la part de la République. Dieudonné comble ce vide par son interprétation : les juifs, immoraux, sont à l’origine de la chute de la République. A la place, ils ont institué une société inégalitaire avec comme soubassement, la Shoah : « Par exemple, en France, l´Holocauste, qui est devenu comme une religion dominante, a remplacé le Christ ».
Les propos tenus par Dieudonné à l’encontre des juifs sont haineux et montrent que s’il ne nie pas la Shoah, il éprouve une animosité démesurée envers cette communauté. Sa démarche s’inscrit dans une désillusion de l’idéal républicain, que beaucoup de français comprennent par la croissance des inégalités, du chômage et l’absence de croissance économique. Sa rancœur à l’encontre du dieu laïc féminin qu’est la République se projette dans les juifs pour une motivation qui lui est probablement personnelle. Le public de Dieudonné le rejoint dans sa désillusion républicaine et se trouve embarqué dans l’antisémitisme.
Culpabilité nationale
Face à cela, l’Etat, représentant de la République répondit avec violence en cherchant à interdire ses spectacles, ce que la Justice confirma. L’Etat et la Justice sont également les enfants de la République française. Même s’ils sont censés être indépendants, ils raisonnent d’une manière similaire dans le cas présent. Vous constaterez qu’il y a unité politique, tous bords confondus, dans la condamnation publique de Dieudonné. L’humoriste est littéralement mis à l’index, considéré comme hérétique.
L’objet principal de la colère étatique est la Shoah bien entendu, cet évènement occupant une place prépondérante dans les livres d’histoire, tout comme la seconde guerre mondiale. Ils furent un traumatisme pour le peuple français, notamment à cause de la participation du gouvernement de Vichy aux déportations. Mais ce qui demeure plus inconscient historiquement et qui est la plus grande part de responsabilité française à mon sens, ce sont les réparations et le démantèlement de l’empire colonial imposés à l’Allemagne par le traité de Versailles à la fin de la première guerre mondiale. Cette humiliation favorisa la montée au pouvoir d’Hitler. La rancune de ce dernier à l’égard des juifs rencontra celle des allemands à l’égard des français.
Ainsi, la France se voit coupable vis-à-vis de la Shoah, un évènement portant sévèrement atteinte à la dignité de la République qui se voudrait irréprochable, héritière de l’esprit des Lumières qu’elle souhaite tant exporter jusqu’aux confins de la Terre. La surexposition de l’Holocauste dans l’historiographie française manifeste une volonté de réparation de la perfection républicaine, matrice de la Nation et de l’Etat.
Interdire, la solution de facilité
Alain Soral en 2002 avait publié Jusqu’où va-t-on descendre ? Abécédaire de la bêtise ambiante, un ouvrage dans lequel il accusait Dieudonné de vouloir bénéficier d’une « rente de culpabilisation victimaire » dont les Français blancs seraient les victimes. Soral explique la culpabilité nationale comme le résultat d’un complot juif, transformant ainsi les victimes en coupables. Avec un tel artifice psychologique il croit peut-être pouvoir effacer la culpabilité nationale et redonner à la République une seconde virginité, ce qui est bien entendu un leurre.
Sans le savoir, Dieudonné et l’Etat poursuivent un but similaire de réparation des vertus françaises, mais de manière très différente. Dieudonné tente d’effacer le traumatisme en accusant les juifs tandis que la nation tente de réparer par l’ « hypertrophie » de la mémoire concernant la Shoah. Dans les deux cas, aucune distance n’est prise vis-à-vis de l’évènement. On le constate par la colère qui enflamme tout participant à un débat sur le sujet.
Dans ces conditions, réduire au silence Dieudonné permet de continuer de refouler la culpabilité vis-à-vis de l’Holocauste, plutôt que d’entamer une introspection visant à comprendre pourquoi la culpabilité est aussi forte. En effet, l’Holocauste est le résultat d’un processus historique dont le commencement se situe bien en amont du traité de Versailles. Interdire est plus simple, plus facile, mais cela ne fait qu’accroître les tabous, empêcher les interprétations de l’histoire de la seconde guerre mondiale et du sionisme, et aussi le questionnement d’une responsabilité occidentale dans la création des inégalités qui fait en partie le succès de Dieudonné.